[Les préparatifs du voyage]

          M. DE BOUGAINVILLE, dans son Voyage autour du monde¹ en 1768 & 1769, avoit amené en France un Indien de l’île de Taïty*, située dans la mer du Sud. Cet Indien, transplanté à Paris, avoit intéressé par sa franchise & par ses excellentes qualités naturelles. Le Gouvernement l’avoit renvoyé à l’île de France*, avec ordre aux administrateurs de lui procurer son retour dans sa patrie.

          M. Marion du Fresne, capitaine de brûlot, habile officier de mer, saisit avec ardeur l’occasion de se distinguer par un voyage nouveau & par des découvertes dans des mers très-peu connues. Il offrit à l’administration de la colonie de transporter, à ses frais l’Indien de Taïty dans sa patrie. Il demanda de joindre une flûte du Roi à un bâtiment particulier qui lui appartenoit, s’offrant de supporter seul tous les frais de l’expédition.

          Les administrateurs de l’île de France* accordèrent à sa demande les avances nécessaires pour l’armement des deux vaisseaux, & M. Marion donna des sûretés pour le recouvrement de ces avances.

          Quoique par cet arrangement l’expédition devînt entièrement à la charge de M. Marion, l’intendant de la colonie donna à cet armateur les instructions les plus étendues sur les terres qu’il devoit chercher, sur les observations physiques & morales qu’il devoit faire dans le cours de son voyage.

          Il étoit question de s’avancer assez dans le sud, pour tenter d’y découvrir les îles ou le continent qui doivent se trouver dans cette partie australe de notre globe2. L’intendant des îles de France & de Bourbon* desiroit sur-tout d’en découvrir la partie la plus septentrionale, comme étant plus voisine de ces colonies, & sous un climat plus tempéré. Il espéroit qu’on y trouveroit des mâtures, & une infinité de secours que ces îles, trop éloignées de la métropole, ne peuvent en tirer qu’avec peine & à très grands frais. Il avoit fait sentir à M. Marion, que, dans la saison qui commence en novembre & finit en avril, il étoit impossible d’employer utilement les vaisseaux de l’île de France ; qu’il falloit les garder dans le port, où ils n’avoient pas même de sûreté contre les ouragans, & restoient à charge de la colonie : que cette saison des orages à l’île de France étoit la plus favorable pour aller aux terres australes, & les parcourir ; que par conséquent il y auroit un grand avantage à découvrir ces terres, & que les îles de France & de Bourbon ne pourroient qu’y gagner considérablement, M. Marion avoit parfaitement senti la solidité de ces réflexions, & desiroit ardemment d’acquérir de la gloire en faisant des découvertes qu’il prévoyoit pouvoir donner une nouvelle existence à une colonie où il possédoit ses biens.

          La Cour venoit d’envoyer à l’île de France M. de Kerguelen3, lieutenant de vaisseau, avec la permission d’aller visiter cette partie du monde, & d’achever s’il étoit possible, par ses découvertes, la connoissance de la terre dans toutes ses parties habitées ou habitables.

          Il étoit important, pour l’exécution des vues de la Cour sur cet objet, d’y intéresser M. Marion, qui partoit dans une saison en apparence plus favorable que celle où M. de Kerguelen pourroit partir, & qui devoit d’ailleurs tenter ces découvertes par une route toute différente.

          En conséquence de ces dispositions, M. Marion choisit dans la colonie les officiers les plus expérimentés, & il m’engagea à embarquer avec lui en qualité de second4.


¹ Louis Antoine de BOUGAINVILLE (1729–1811), lancé d’abord dans une carrière militaire et diplomatique, réalise le premier voyage d’exploration français autour du monde avec la Boudeuse et l’Étoile de 1766 à 1769, en tant que chef d’expédition. Voyage autour du monde, par la frégate du roi la Boudeuse, et la flûte l’Etoile, en 1766, 1767, 1768 et 1769, Nouvelle édition augmentée. A NEUCHATEL, DE L’IMPRIMERIE DE LA SOCIETE TYPOGRAPHIQUE, M.DCC.LXXII.

* Tahiti.

* Île Maurice.

2 Terra Australis Incognita. La recherche du continent austral imaginé dès l’Antiquité anime toujours les explorateurs du 18e siècle. Les connaissances acquises auprès des navigateurs orientaux, les découvertes éparses en Pacifique sud et le mythe utopique d’un territoire et d’une masse continentale dans l’hémisphère sud opposée à l’hémisphère nord concourent à influencer les desseins des grands marins de l’époque.

* La Réunion.

3 Yves Joseph DE KERGUELEN de Trémarec (1734-1797) commence sa carrière dans une compagnie des Gardes de la marine de Brest. Après des embarquements successifs, il devient enseigne de vaisseau, puis lieutenant d’artillerie. En 1761, il prend le commandement d’un navire armé en course. Promu lieutenant de vaisseau à la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), il oriente sa carrière dans l’hydrographie effectuant plusieurs missions en Atlantique nord (Islande, Groenland). Intéressé lui-aussi par la recherche du continent austral, avec la permission du ministre de la Marine, il appareille de Lorient pour son premier voyage d’exploration le 1er mai 1771, fait escale à l’île de France le 20 août et échange son vaisseau contre trois bâtiments plus adaptés à sa mission.

4 Second du capitaine, officier responsable du pont qui dispose d’un pouvoir de décision et d’organisation à bord.