Débarquement à une des Iles Australes. Observation faites à cette Ile.

par jphilipperoze

          Dès que j’eus mis pied à terre, mon premier soin fut de déposer, selon l’usage, la bouteille qui renfermoit l’acte de prise de possession, sur le sommet d’une pyramide élevée de 50 pieds¹ au dessus du niveau de la mer, & formée par de grosses roches entassées les unes sur les autres². L’endroit où j’ai débarqué ne présente que des pierres.

         Je gagnai aussitôt une éminence, d’où je découvris de la neige en plusieurs vallées : la terre paroissoit aride, couverte d’un petit gramen* très-fin. J’y remarquai plusieurs de ces plantes grasses qu’on nomme ficoïdes, semblables à celle qui sont si communes au cap de Bonne-Espérance³. En revenant sur le bord de la mer, j’y remarquai un petit jonc très-fin ressemblant à un gramen, des cristes marines* ; les rochers étoient couverts de mousse & de lichen ; le rivage étoit garni d’une espère de jonc de la hauteur d’un pied*, semblable à celui qui se trouve au cap de Bonne-Espérance. Le goêmon qui bordoit la côte étoit d’une grosseur extraordinaire, & portoit des feuilles très larges.

          Je ne pus découvrir dans cette île aucun arbre ni arbrisseau. Je n’y au pas resté assez long-temps pour y trouver de l’eau douce, mais il y a apparence qu’on y en trouveroit dans les vallées que j’ai apperçues de l’éminence où j’étois monté.

          Cette île, exposée aux ravages continuels des vents orageus de l’ouest, qui règnent toute l’année dans ces parages, ne paroît pas habitable. Je n’y ai trouvé que des loups marins, des pingoins, des damiers⁴, des envergures, des cormorans, des plongeons, & de toutes les espèces d’oiseaux aquatiques que les navigateurs rencontrent en pleine mer, lorsqu’ils passent le cap de Bonne-Espérance. Ces animaux, qui n’avoient jamais vu d’hommes, n’étoient point farouches, & se laissoient prendre à la main. Les femelles de ces oiseaux couvoient leurs œufs avec tranquillité ; d’autres nourrissoient leurs petits ; les loups marins continuoient leurs sauts & leurs jeux en notre présence, sans paroître le moins du monde effarouchés.

          Je remarquai avec surprise un pigeon blanc, que étoit sans doute égaré de quelque terre voisine. On pourroit, ce me semble, en augurer que nous n’étions pas fort éloignés d’une terre plus considérable, & qui produit des grains propres à la nourriture des pigeons⁵. La rencontre d’une glace très-grosse dans un parage situé au milieu de la zone tempérée, vient encore à l’appui de cette opinion. La route de M. Bouvet ne pouvoit plus nous détourner de chercher dans cette partie les terres de Gonneville. J’ai déjà observé que M. Bouvet, après avoir découvert le cap de la Circoncision par 55°, avoit été obligé de reprendre du nord, & n’avoit pas poussé ses recherches au-delà du 32e degré à l’orient du méridien de Paris. De ce point, il s’étoit élevé dans le nord pour aller à l’île de France. A celui où nous étions, tout nous promettoit la découverte du continent austral, si nous avions pu nous avancer au S. E., mais malheureusement l’état où se trouvoit le vaisseau le Castries depuis son démâtement, ne permettoit pas à M. Marion de suivre, dans toute son étendue, le projet bien réfléchi qu’il avoit formé pour la découverte de ces terres.


¹ Un pied, unité de longueur ancienne, équivaut à 32,5 cm, soit un monticule d’environ 1,60 mètres.

² L’auteur prend le soin de décrire la manière de signaler la prise de possession probablement en usage dans les marines européennes occidentales de l’époque.

* Plante issue de la famille des graminées ; se dit de l’herbe rase.

³ Nom vernaculaire donné aux plantes tapissantes et florifères de la famille des Aizoacées, voisines des cactées, principalement originaires d’Afrique et du cap de Bonne-Espérance.

* Crithmum maritimum ou fenouil marin.

* De plus de 30 cm.

⁴ Le damier du Cap (Daption capense) appelé aussi pétrel du Cap habite dans les régions subantarctiques et antarctiques, mais peut remonter avec les courants froids jusqu’à l’Équateur. Il est sédentaire des îles de l’archipel des Crozet.

⁵ La ressemblance est certaine, mais l’oiseau dont parle CROZET est un chionis blanc (Chionis albus) dit aussi bec-en-fourreau. Son plumage est blanc, il possède de fortes pattes non palmées et un profil plutôt rondelet. Il est adapté au climat rigoureux. C’est un oiseau omnivore côtier qui vit majoritairement à terre parmi les colonies de manchots. Principalement localisé dans la péninsule antarctique. le chionis blanc peut migrer sur des centaines de kilomètres sans se poser ou alors en profitant des icebergs.