Relâche à la terre de Diémen ; description du pays ; observations sur les habitans.

par jphilipperoze

         Dès que nous eûmes jeté l’ancre par 22 brasses*, fond de sable gris, on mit les canots à la mer : nous ne tardâmes pas à discerner une trentaine d’hommes qui s’étoient assemblés sur le rivage. La vue de la terre dans cette partie de la nouvelle Hollande, nous promettoit beaucoup par la beauté du paysage qu’elle nous présentoit. Les feux & les fumées que nous avions vus le jour & la nuit, nous annonçoient un pays qui devois être très-habité.

         Le lendemain on envoya à terre les canots & les chaloupes armées. Quelques officiers, des soldats & des matelots descendirent d’abord sur le rivage, sans aucune opposition. Les naturels du pays¹ se présentèrent de bonne grace ; ils ramassèrent des bois, & firent une espèce de bûcher. Ils présentèrent ensuite aux nouveaux débarqués quelques branchages de bois sec allumé, & parurent les inviter à mettre le feu au bûcher. On ignoroit ce que vouloit dire cette cérémonie, & on alluma le bûcher. Les sauvages ne parurent point étonnés ; ils restèrent autour de nous sans faire aucune démonstration ni d’amitié, ni d’hostilité ; ils avoient avec eux leurs femmes & leurs enfans. Les hommes ainsi que les femmes étoient d’une taille ordinaire, d’une couleur noire, les cheveux cotonnés², & tous également nus, hommes & femmes ; quelques femmes portoient leurs enfans sur le dos, attachés avec des cordes de jonc. Les hommes étoient tous armés de bâtons pointus, & de quelques pierres qui nous parurent tranchantes, semblables à des fers de haches.

         Nous remarquâmes que ces sauvages avoient en général les yeux petits, de couleur bilieuse, la bouche très-fendue, les dents bien blanches, le nez écrasé ; leurs cheveux, semblables à la laine des Cafres³, étoient noués par pelotons, poudrés d’ocre rouge. Les hommes ont les parties naturelles petites, & ne sont pas circoncis. Plusieurs d’entre eux avoient sur la poitrine des espèces de gravures incrustées dans la peau. Ils nous parurent généralement maigres, assez bien faits, la poitrine large, les épaules effacées. Leur langage nous parut très-dur ; ils sembloient tirer leur son du fond du gosier.

         Nous tentâmes de les gagner par de petits présens : ils rejetèrent avec mépris tout ce qu’on leur présenta, même le fer, les miroirs, des mouchoirs & des morceaux de toile. On leur fit voir des poules & des canards qu’on avoit apportés du vaisseau⁴, pour leur faire entendre qu’on desiroit en acheter d’eux. Ils prirent ces bêtes qu’ils témoignèrent ne pas connoitre, & les jetèrent avec un air de colère.

          Il y avoit environ une heure que nous examinions ces sauvages, lorsque M. Marion débarqua. Un sauvage se détacha de la troupe, & vint lui présenter, comme aux autres, un brandon de feu pour allumer un petit bûcher. Ce capitaine, s’imaginant que c’étoit une cérémonie nécessaire pour prouver qu’il venoit avec des intentions pacifiques, n’hésita pas d’allumer le bûcher ; mais il parut bientôt que c’étoit tout le contraire, & que l’acceptation de ce brandon de feu étoit l’acceptation d’un défi, ou une déclaration de guerre.

         Dès que le bûcher fut allumé, les sauvages se retirèrent précipitamment sur une monticule, d’où ils lancèrent une grêle de pierres dont M. Marion fut blessé, ainsi qu’un autre officier qui étoit avec lui. On leur tira sur le champ quelques coups de fusil, & tout le monde se rembarqua. Les canots & chaloupes côtoyèrent le parage, dans le dessein d’aller débarquer au milieu de l’anse, dans un lieu découvert, où il n’y avoit aucune hauteur d’où les débarquans pussent être incommodés. Alors les sauvages envoyèrent dans le bois leurs femmes & leurs enfans, & suivirent les bateaux le long du rivage. Lorsqu’on voulut débarquer, ils s’opposèrent à la descente. Un d’entre eux jeta un cri effroyable, & aussitôt toute la troupe lança ses bâtons pointus, dont un blessa à la jambe un noir, domestique. La blessure ne fut pas considérable ; & la facilité avec laquelle elle fut guérie, prouva que ces javelots de bois n’étoient point empoisonnés. Dès qu’ils eurent lancé leurs javelots, on leur répondit par une fusillade qui en blessa plusieurs, & en tua un. Ils s’enfuirent aussitôt dans les bois, faisant des hurlemens affreux : dans leur fuite ils portoient ceux qui, étant blessés, ne pouvoient les suivre. Quinze hommes armés de fusils les poursuivirent, & trouvèrent à l’entrée du bois un de ces sauvages mourant du coup de fusil qu’il avoit reçu. Cet homme avoit cinq pieds trois pouces* ; il avoit la poitrine entaillée comme les Cafres Mozambiques ; il paroissoit aussi noir, mais, en le lavant, on reconnut que sa couleur naturelle étoit rougeâtre, & que ce n’étoit que la fumée & la crasse qui le faisoient paroître aussi noir.

         Après la fuite des sauvages, M. Marion expédia deux détachemens bien armés⁵, avec des officiers, pour chercher de l’eau douce & des arbres propres à remâter le vaisseau le Castries. Les détachemens parcoururent deux lieues de pays, sans rencontrer ni habitans, ni eau douce, ni arbres propres à faire des mâts.


* À 36 mètres.

¹ Les aborigènes de Tasmanie se sont installés il y a plus de 35 000 années au moment où l’île était rattachée à l’actuelle Australie. À la fin de la dernière glaciation, il y a 13 000 ans, ce peuple s’est retrouvé complètement isolé de ses semblables.

² Le phénotype décrit ici est exact.

³ Personne de race noire originaire de la Cafrerie, partie de l’Afrique australe.

⁴ Gardés dans les cages à poules et à volailles.

* Il mesurait 1,70 mètres.

⁵ C’est la première mention de la présence de gardes de la marine. Selon l’Ordonnance du Roi concernant les Gardes du Pavillon et de la Marine du 14 septembre 1764, le nombre de gardes dans un détachement est fixé selon le rang des vaisseaux ou l’objet de la campagne (article XXXVIII).