Voyage à la Mer du Sud

MARION-DUFRESNE Marc Joseph. NOUVEAU VOYAGE A LA MER DU SUD

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Relâche à la terre de Diémen ; description du pays ; observations sur les habitans.

         Dès que nous eûmes jeté l’ancre par 22 brasses*, fond de sable gris, on mit les canots à la mer : nous ne tardâmes pas à discerner une trentaine d’hommes qui s’étoient assemblés sur le rivage. La vue de la terre dans cette partie de la nouvelle Hollande, nous promettoit beaucoup par la beauté du paysage qu’elle nous présentoit. Les feux & les fumées que nous avions vus le jour & la nuit, nous annonçoient un pays qui devois être très-habité.

         Le lendemain on envoya à terre les canots & les chaloupes armées. Quelques officiers, des soldats & des matelots descendirent d’abord sur le rivage, sans aucune opposition. Les naturels du pays¹ se présentèrent de bonne grace ; ils ramassèrent des bois, & firent une espèce de bûcher. Ils présentèrent ensuite aux nouveaux débarqués quelques branchages de bois sec allumé, & parurent les inviter à mettre le feu au bûcher. On ignoroit ce que vouloit dire cette cérémonie, & on alluma le bûcher. Les sauvages ne parurent point étonnés ; ils restèrent autour de nous sans faire aucune démonstration ni d’amitié, ni d’hostilité ; ils avoient avec eux leurs femmes & leurs enfans. Les hommes ainsi que les femmes étoient d’une taille ordinaire, d’une couleur noire, les cheveux cotonnés², & tous également nus, hommes & femmes ; quelques femmes portoient leurs enfans sur le dos, attachés avec des cordes de jonc. Les hommes étoient tous armés de bâtons pointus, & de quelques pierres qui nous parurent tranchantes, semblables à des fers de haches.

         Nous remarquâmes que ces sauvages avoient en général les yeux petits, de couleur bilieuse, la bouche très-fendue, les dents bien blanches, le nez écrasé ; leurs cheveux, semblables à la laine des Cafres³, étoient noués par pelotons, poudrés d’ocre rouge. Les hommes ont les parties naturelles petites, & ne sont pas circoncis. Plusieurs d’entre eux avoient sur la poitrine des espèces de gravures incrustées dans la peau. Ils nous parurent généralement maigres, assez bien faits, la poitrine large, les épaules effacées. Leur langage nous parut très-dur ; ils sembloient tirer leur son du fond du gosier.

         Nous tentâmes de les gagner par de petits présens : ils rejetèrent avec mépris tout ce qu’on leur présenta, même le fer, les miroirs, des mouchoirs & des morceaux de toile. On leur fit voir des poules & des canards qu’on avoit apportés du vaisseau⁴, pour leur faire entendre qu’on desiroit en acheter d’eux. Ils prirent ces bêtes qu’ils témoignèrent ne pas connoitre, & les jetèrent avec un air de colère.

          Il y avoit environ une heure que nous examinions ces sauvages, lorsque M. Marion débarqua. Un sauvage se détacha de la troupe, & vint lui présenter, comme aux autres, un brandon de feu pour allumer un petit bûcher. Ce capitaine, s’imaginant que c’étoit une cérémonie nécessaire pour prouver qu’il venoit avec des intentions pacifiques, n’hésita pas d’allumer le bûcher ; mais il parut bientôt que c’étoit tout le contraire, & que l’acceptation de ce brandon de feu étoit l’acceptation d’un défi, ou une déclaration de guerre.

         Dès que le bûcher fut allumé, les sauvages se retirèrent précipitamment sur une monticule, d’où ils lancèrent une grêle de pierres dont M. Marion fut blessé, ainsi qu’un autre officier qui étoit avec lui. On leur tira sur le champ quelques coups de fusil, & tout le monde se rembarqua. Les canots & chaloupes côtoyèrent le parage, dans le dessein d’aller débarquer au milieu de l’anse, dans un lieu découvert, où il n’y avoit aucune hauteur d’où les débarquans pussent être incommodés. Alors les sauvages envoyèrent dans le bois leurs femmes & leurs enfans, & suivirent les bateaux le long du rivage. Lorsqu’on voulut débarquer, ils s’opposèrent à la descente. Un d’entre eux jeta un cri effroyable, & aussitôt toute la troupe lança ses bâtons pointus, dont un blessa à la jambe un noir, domestique. La blessure ne fut pas considérable ; & la facilité avec laquelle elle fut guérie, prouva que ces javelots de bois n’étoient point empoisonnés. Dès qu’ils eurent lancé leurs javelots, on leur répondit par une fusillade qui en blessa plusieurs, & en tua un. Ils s’enfuirent aussitôt dans les bois, faisant des hurlemens affreux : dans leur fuite ils portoient ceux qui, étant blessés, ne pouvoient les suivre. Quinze hommes armés de fusils les poursuivirent, & trouvèrent à l’entrée du bois un de ces sauvages mourant du coup de fusil qu’il avoit reçu. Cet homme avoit cinq pieds trois pouces* ; il avoit la poitrine entaillée comme les Cafres Mozambiques ; il paroissoit aussi noir, mais, en le lavant, on reconnut que sa couleur naturelle étoit rougeâtre, & que ce n’étoit que la fumée & la crasse qui le faisoient paroître aussi noir.

         Après la fuite des sauvages, M. Marion expédia deux détachemens bien armés⁵, avec des officiers, pour chercher de l’eau douce & des arbres propres à remâter le vaisseau le Castries. Les détachemens parcoururent deux lieues de pays, sans rencontrer ni habitans, ni eau douce, ni arbres propres à faire des mâts.


* À 36 mètres.

¹ Les aborigènes de Tasmanie se sont installés il y a plus de 35 000 années au moment où l’île était rattachée à l’actuelle Australie. À la fin de la dernière glaciation, il y a 13 000 ans, ce peuple s’est retrouvé complètement isolé de ses semblables.

² Le phénotype décrit ici est exact.

³ Personne de race noire originaire de la Cafrerie, partie de l’Afrique australe.

⁴ Gardés dans les cages à poules et à volailles.

* Il mesurait 1,70 mètres.

⁵ C’est la première mention de la présence de gardes de la marine. Selon l’Ordonnance du Roi concernant les Gardes du Pavillon et de la Marine du 14 septembre 1764, le nombre de gardes dans un détachement est fixé selon le rang des vaisseaux ou l’objet de la campagne (article XXXVIII).

          J’observai le 10 février 45° 36’ de latitude méridionale : la longitude estimée au même instant étoit de 81° 30’. J’observai ce même jour plusieurs distances de la lune au soleil, dont le résultat m’indiqua que nous étions réellement à 90° de longitude à l’orient du méridien de Paris.

          Dès ce moment nous changeâmes notre route, & M. Marion la fit diriger vers la pointe méridionale de la nouvelle Hollande¹, connue sous le nom de terre de Diémen². Notre navigation n’eut rien de remarquable jusqu’à la vue de ces terres que nous découvrîmes le 3 de mars. J’estimai alors que nous étions par la latitude australe de 42° 56’, & par la longitude de 126° 20’ à l’orient du méridien de Paris.

          La carte que j’ai dressée des terres de Diémen³, donnera une idée exacte de la configuration de ces terres, & de la route que nous avons suivie jusqu’au mouillage dans une baie nommée par Abel Tasman⁴, baie de Frédéric Henri, laquelle, selon ce navigateur, est située par 43° 10’ de latitude sud⁵.


¹ Ancien nom de l’Australie supposée rattachée à la Tasmanie.

² Terre de Van Diemen ou Anthoonij van Diemenslandt, plus tard Tasmanie, du nom du néerlandais Anthony VAN DIEMEN (1593-1645), négociant devenu gouverneur général des Indes orientales néerlandaises à Batavia (actuelle Djakarta).

³ Non publiée dans la version étudiée.

⁴ Abel Janszoon TASMAN (1603-1659), célèbre navigateur et explorateur néerlandais missionné par Anthony VAN DIEMEN le gouverneur de Batavia au service de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie en 1642 et premier découvreur européen de l’actuelle Tasmanie, de la Nouvelle-Zélande et des Iles Fidji.

⁵ La baie Frederick Henry est située au sud-est de l’actuelle Tasmanie à la latitude 42°55′26″ Sud et la longitude 147°36′33″ Est.

Suite du Voyage

          En partant de l’île de la Prise de possession, nous suivîmes constamment le parallèle de 46 à 47 degrés de latitude méridionale : nous étions dans un brouillard continuel, si épais, que nous étions obligés de tirer fréquemment des coups de canon pour nous conserver¹. Il nous arrivoit souvent de ne pouvoir pas, du gaillard de l’arrière, discerner la manœuvre du gaillard d’avant². Nous ne cessions de voir tout le jour du goêmon, des pingoins, des loups marins, des goëlettes grises par bandes.

          Le 2 février nous étions par 47° 22° sud, & par 62’ de longitude orientale, c’est-à-dire, 1° 18’ au nord des terres australes, découvertes le 13 du même mois par les flûtes du Roi la Fortune & le Gros Ventre³, trente-un jours après les premières découvertes que nous avions faites dans cette même partie du monde. Sans l’accident arrivé au Castries, nous les eussions rencontrées plus à l’ouest ; & il y a toute apparence que nous eussions trouvé les terres vues par Gonneville, qui doivent être plus occidentales, & d’un abord plus facile que celles vues par MM. De Kerguelen & de Saint-Alouarn⁴. Les loups marins, le goêmon, les oiseaux que nous voyions tous les jours, enfin une brume épaisse lorsque les vents souffloient de la partie du nord, nous annonçoient au sud une terre voisine du parage que nous parcourions.


¹ En cas de brume ou de brouillard, il est convenu pour aider à localiser les navires de tirer des coups de canon ou de pierrier, qui est une plus petite pièce d’artillerie.Première expédition de KERGUELEN ; îles Kerguelen, jadis surnommées Îles de la Désolation de latitude 49°20′00″ Sud et de longitude 69°20′00″ Est.

² Selon la longueur de 120 pieds supposée pour une flûte, la visibilité se réduit parfois à moins de 25 mètres.

³ Lors de son voyage, KERGUELEN découvre les îles de la Désolation, actuelle archipel des Kerguelen situé à la latitude 49°20′00″ Sud et la longitude 69°20′00″ Est.

⁴ Louis François Marie ALENO de Saint-Aloüarn (1738-1772), issu de la noblesse bretonne, est un officier de marine. Étant devenu ami de KERGUELEN, il participe à son expédition en 1771 et commande le Gros Ventre. Il est obligé de continuer seul le voyage, après avoir perdu KERGUELEN qui est reparti à l’île de France. Le 30 mars 1772, il prend possession de l’actuelle Australie au nom du roi LOUIS XV avant de prendre la route du retour. Épuisé par son périple assez peu reconnu, il meurt peu de temps après son arrivée.

       Nous fîmes route pour le cap de Bonne-Espérance, où nous complétâmes en peu de jours les provisions des deux vaisseaux pour une campagne de dix-huit mois1.

          Cette opération finie², nous appareillâmes de la rade du cap de Bonne-Espérance le 28 décembre 1771. A onze heures du matin, M. Marion fit diriger la route vers le sud, dans le dessein de découvrir les terres autrales.

          Cette recherche avoit déjà occupé M. Losier-Bouvet³, qui, en 1737, vit un cap qu’il nomma cap de la Circoncision. Mais la terre découverte par cet habile navigateur n’étoit pas, selon tout apparence, celle où le capitaine Gonneville avoit abordé en l’année 1703⁴.

          La route suivie par M. Bouvet indiquoit à M. Marion qu’il devoit chercher ces terres à l’est du méridien qui passe par Madagascar⁵.


1 Le retour du Mascarin à l’île de France se fera 16 mois plus tard.

² Le Mascarin est surtout mis en quarantaine à Robben Island, au large du port du Cap.

³ Jean-Baptiste Charles BOUVET de Lozier (1705-1786), poursuit son début de carrière maritime au service des armateurs malouins en intégrant la Compagnie des Indes. Il nourrit alors un intérêt passionné pour la découverte et l’exploration des Terres australes. De mars 1738 à juin 1739, il découvre en océan Atlantique sud une terre avec un climat polaire, l’île Bouvet, qui prendra le nom de son inventeur plus d’un siècle après.

⁴ Binot PAULMIER de Gonneville serait un personnage fictif à la source d’une incroyable supercherie historique qui a fait croire dans la découverte des Terres australes, du Brésil en fait, par un Honfleurais parti en 1503-1504 pour les Indes orientales mais dérouté avant de passer la cap de Bonne-Espérance. Son aventure mal attestée a quand même longtemps inspiré l’ambition de différents navigateurs par la suite.

⁵ Le méridien de Madagascar est le 50e méridien est.