Découvertes de quelques Iles Australes

          Le 13 janvier nous vîmes à six heures du matin les goëlettes, les poules mauves & quelques autres oiseaux qui ne s’éloignent jamais beaucoup de terre, revenir de la partie de l’ouest. Nous faisions route à l’est-sud-est. Nous vîmes une quantité de loups marins, & la mer étoit couverte de goêmon. Nous jetâmes la sonde sans trouver de fond à 130 brasses*.

          A deux heures après midi nous fûmes enveloppés d’un brouillard assez épais ; nous eûmes de la pluie. La mer étoit belle & unie ; mais il y avoit une houle de la partie de l’ouest. A quatre heures le vent fraîchit. Nous laissâmes tomber la grande voile : la mer parut changée.

          A quatre heures & demie nous découvrîmes la terre qui s’étendoit de l’ouest-sud-ouest à l’ouest-nord-ouest, distante de quatre à cinq lieues¹. Comme le brouillard étoit épais, & que nous pouvions nous tromper, nous sondâmes, & nous eûmes le fond à 80 brasses, gros sable mêlé de corail². Nous vîmes en même temps très-clairement une autre terre dans le nord.

          Suivant notre route & le gisement de notre première terre, dont le milieu nous restoit à l’ouest, nous l’avions rangée* pendant la nuit à trois lieues de distance au plus* : nous l’avions prolongée à peu près suivant sa direction, jusqu’au moment où nous la vîmes derrière nous. Avant de la voir, j’avois remarqué que, depuis minuit jusqu’à quatre heures du matin, la mer avoit été unie & tranquille, comme si elle avoit été à l’abri des terres, & qu’il y eût fond.

          Dès que nous vîmes cette première terre qui restoit derrière nous, j’en fis les relèvemens, & je me hâtai d’en dessiner la vue, crainte que le brouillard ne nous la laissât pas voir long-temps. Nous n’en vîmes qu’environ six à sept lieues de côté* ; mais nous ne la vîmes pas terminée dans sa partie O. N. O. ni dans sa partie du S. E., de sorte qu’il est possible que cette terre soit très étendue, & fasse peut-être partie du continent austral. Elle me parut très-élevée, couverte de montagnes doublées & triplées les unes dessus des autres. Le brouillard nous en déroba promptement la vue. M. Marion la nomma Terre d’Espérance³, parce que sa découverte nous flattoit de l’espoir de trouver le continent austral que nous cherchions. Elle étoit trop embrumée pour que nous pussions découvrir si elle avoit de la verdure & pouvoit être habitée⁴.

          A la vue de ces terres à l’ouest & au nord, M. Marion craignant d’être dans une baie, d’autant qu’on croyait voir encore de la terre dans le S. E., fit porter au nord. Alors le vent augmenta ; le mer devint très-grosse. Nous tentâmes inutilement de doubler l’île du nord au vent : nous la rangeâmes sous le vent⁵. Avant le mauvais temps j’avois pris les relèvemens & dessiné la vue de cette île, dont nous n’avions pas vu la partie du N. O. Je remarquai en rangeant cette île, qu’à sa partie du N. E. il y avoit une anse, vis-à-vis de laquelle paroissoit une grande caverne. Autour de cet antre, on voyoit une multitude de grosses taches blanches, qui ressembloient de loin à un troupeau de moutons. Il y avoit apparence que si le temps l’eût permis, nous eussions trouvé un mouillage vis-à-vis de cette anse. Je crus y appercevoir une cascade qui tomboit des montagnes. En doublant l’île, nous découvrîmes trois îlots qui en étoient détachés, dont deux étoient en dedans d’un grand enfoncement que forme la côte, & le troisième terminoit sa pointe septentrionale. Cette île nous parut aride, d’environ sept à huit lieues de circonférence, sans verdure ; sa côte assez saine & sans danger, M. Marion la nomma l’île de la Caverne⁶. Ces deux terres australes sont situées par la latitude de 46 degrés 45 minutes sud, & par 34 degrés 31 minutes à l’est du méridien de Paris⁷, un demi-degré à l’est de la route suivie par M. Bouvet, pour la recherche des terres de Gonneville.

Île Marion (NASA EO-1 ALI satellite image, 5 May 2009)

Île Marion (NASA EO-1 ALI satellite image, 5 May 2009)

Île du Prince-Édouard (NASA EO-1 ALI satellite image, 5 May 2009)

Île du Prince-Édouard (NASA EO-1 ALI satellite image, 5 May 2009)


* Plus de 200 mètres de fond.

¹ Une lieue marine équivaut à trois milles marins (5,556 km), soit une distance estimée ici d’environ 25 km.

² La sonde a atteint le fond, cette fois, au bout de 130 mètres. Sa nature est même consignée grâce au suif ou goudron déposé sur la base creuse du plomb.

* Passer le plus près possible.

* Près de 17 km.

* De 33 à 38 km.

³ Île Marion en océan Indien (latitude 46° 54′ 22″ Sud, longitude 37°44′ 13″ Est). C’est une zone inhabitée jusqu’au 19e siècle durant lequel les pêcheurs s’en servent probablement de base pour chasser. Sa végétation est rase (lichens, fougères), elle correspond à un climat venteux, pluvieux et froid. Son relief se singularise par un point culminant entouré de plusieurs autres sommets.

⁴ L’île n’a jamais été habitée.

⁵ La première idée est de contourner l’île du côté où le vent porte, mais finalement le navire passe du côté de l’île qui n’est pas exposé au vent.

⁶ Île du Prince-Édouard (latitude 46°38′ 10″ Sud, longitude 37°56′ 24″ Est). Elle se caractérise par de hautes falaises atteignant presque 500 mètres d’altitude, par un relief culminant à 672 mètres et par des abords très rocheux.

⁷ L’archipel du Prince-Édouard, d’origine volcanique, est localisé dans la zone des quarantièmes rugissants. Il appartient au groupe des îles subantarctiques. Sa superficie totale est de 317 km² (47 km² pour l’île Île du Prince-Édouard et 298 km² pour l’île Marion), elles sont séparées de 22 km.